L’émergence de la “nouvelle pauvreté” (due au chômage de masse et à la multiplication des emplois précaires) a contribué à modifier le regard sur l’État-providence et ouvert un débat sur sa réforme.
L’État-providence se fonde en effet, même quand il est universalisé (rappel : prestations pour tous sans prise en compte du niveau de revenu), sur le travail productif : les droits sociaux sont réservés aux actifs et aux anciens actifs (ainsi qu’à leurs enfants et/ou conjoint).
Le développement du chômage depuis le premier choc pétrolier pose donc un problème crucial et prive un nombre croissant de per¬sonnes de droits sociaux comme le traduit l’expression française «chômeur en fin de droits ». Sur la base de ce constat ont émergé des propositions relatives à la prise en charge de ces « exclus » par l’État-providence.
La proposition la plus significative est celle d’un revenu minimum. Cette revendication a été satisfaite dans de nombreux pays européens, notamment en France avec la création du revenu minimum d’insertion en 1988 (transformé depuis en RMA, revenu minimum d’activité).
La mise en place de ce type de mesure signifie un passage à des politiques sociales plus ciblées puisqu’elles visent des catégories spécifiques, rompant ainsi avec la logique d’universalisation de l’après-guerre. On peut aussi y déceler un retour à une logique d’assistance (aucune contrepartie financière n’est bien sûr demandée pour ces prestations) rompant avec la logique assurantielle de l’État-providence (je reçois des prestations parce que je cotise).
Par ces deux éléments, la différenciation et l’assistance, les nouvelles politiques sociales ne se fondent plus sur la citoyenneté puisqu’elles renvoient à un rapport passif à l’État (ce sont des droits sans devoirs : je peux être aidé même si je n’ai pas travaillé auparavant). Elles signifient un retour à une situation de plus forte dépendance par rapport à l’État, Il y aurait donc à nouveau dissociation entre État-providence et citoyenneté (un citoyen participe en effet aux activités du corps social).
La logique d’assistance en question
Dans ce contexte, un danger majeur guette aujourd’hui nos sociétés : la tentation de salarier l’exclusion.
Au cours des années 1960 et 1970, l’État providence a progressivement pris en charge les personnes qu’une incapacité physique ou mentale empêchait d’accéder au marché du travail. En France, une allocation aux adultes handicapées(AAH) était ainsi mise en place en 1975. Elle comptait à cette époque 100 000 bénéficiaires… On en recensait plus de 500 000 vingt ans plus tard. Ces chiffres correspondent pour une part à un vrai progrès social.
Mais la croissance des allocataires handicapés correspond aussi à un phénomène plus pervers : l’assimilation à la catégorie de handicapé d’individus dont les travailleurs sociaux n’arrivaient pas à régler les problèmes d’insertion sociale.
Le détournement de leur but des allocations destinées aux handicapés pour faire face à d’autres problèmes sociaux correspond à un mouvement très profond : la mise en place d’un système d’exclusion indemnisée. Faute de pouvoir réinsérer un certain nombre d’individus, on finit en quelque sorte par les assimiler à des « invalides sociaux ».
La catégorie du handicap s’est ainsi progressivement déplacée du champ médical au champ social, englobant les diverses formes de marginalité et allant même jusqu’à désigner les travailleurs qui ne s’adaptent pas aux mutations technologiques.
Un tel mouvement traduit une grave dérive de l’État-providence vers une institutionnalisation perverse de la séparation entre l’économique et le social, faisant aller de pair société d’indemnisation et société d’exclusion.
On a inventé la catégorie du handicap social dans les années 1980, comme on avait inventé la catégorie du chômage à la fin du XXe siècle: pour gérer des populations que l’on ne pouvait plus insérer normalement dans la société. Le citoyen perd dans ce cas moralement ce que gagne financièrement l’allocatai¬re : c’est au prix d’une mise à l’écart de la société que s’exerce une forme de solidarité.